Philippe Herbet - Les Filles de Tourgueniev Projet photographique et littéraire

« L’écrivain russe Ivan Sergueïevitch Tourgueniev (1818-1883) a créé dans ses romans et nouvelles des personnages de jeunes femmes que l’on pourrait facilement qualifier de « rebelles » et de « romantiques ».

Ses héroïnes sont introverties, sensibles, ont grandi dans des domaines éloignés de la ville et de la haute société. Elles ont entre 17 et 25 ans, sont volontiers capricieuses, indépendantes, rebelles, dans la mesure où les femmes pouvaient l’être au XIXe siècle. Rebelles car fidèles à leurs idéaux, suivant toujours l’inclinaison de leurs cœurs, en dépit des avis défavorables de leurs familles.

Elles sont remarquables et remarquées, toujours très charmantes, désarmantes, imprévisibles, insaisissables. Idéalistes, en quête d’elles-mêmes, du vrai, du beau, du haut, de pureté ; volontaires, entêtées, elles se fixent des objectifs et, avec beaucoup de détermination, n’hésitent pas à se sacrifier pour l’accomplissement de leurs idées.

Les premières femmes « émancipées » de la Russie de la fin du XIXe siècle se sont mises à imiter ces héroïnes, ces personnages de papier et d’encre. Elles tombent ensuite en désuétude au temps de la Révolution de 1917 et, jusqu’au début des années trente, sont considérées comme des « reliques ». Après la Seconde Guerre mondiale, elles reviennent au-devant de la scène comme des héroïnes. Le personnage de Fille de Tourgueniev devient alors un idéal.

Le temps passant, leur caractère s’est peu à peu éloigné de celui des héroïnes de Tourgueniev. On les désigne comme étant des filles romantiques, idéalistes, tendres, sentimentales, poétiques, fines, touchantes, qui ne peuvent ou ne veulent s’adapter au monde moderne ; elles ne se teignent pas les cheveux, se maquillent peu, dansent la valse, rougissent lorsqu’elles entendent des impolitesses, suivent des principes moraux bien établis et sont très dévouées. Elles appartiennent à différentes couches sociales et ne se fréquentent pas nécessairement ou même ignorent l’existence de l’une et de l’autre…

Je suis allé à leur découverte à Saint-Pétersbourg, à Moscou, à Minsk et dans les campagnes de la Russie profonde, là où étaient sis les domaines de Tourgueniev, de Tolstoï, d’Ivan Bounine et de Bakounine. Je les ai photographiées chez elles, dans les rues ou au bord de chemins. J’ai associé à leurs photos des éléments symboliques liés à leur existence comme le lait, la pomme, l’arbre, les icônes…

J’avais en tête toute une iconographie liée à la Renaissance italienne et au XVIIe siècle hollandais qui m’a nourri lors de mes prises de vues. Je les sens très proches des jeunes femmes peintes par Vermeer, dans leurs « maisons monde », qui traversent les siècles pour nous ravir et toujours nous parler de notre humanité.   

Peut-être que les Filles de Tourgueniev n’existent pas, elles ne sont qu’un idéal, un cliché, des images, une image collective récupérée par la mode dans certains cas et, dans d’autres, par ce désir de s’identifier, de se singulariser.

Rêves, utopie. Je n’en sais rien. »    

Philippe Herbet

Crédits photo du vernissage : Emanuela Rescigno