Née à Ougrée en 1957, elle est formée à l’Académie des Beaux-Arts de Liège. Aujourd’hui, elle vit et travaille à Sovere en Italie. Peintre et sculptrice, elle attribue une grande importance à la réflexion et à l’élaboration introspective de ce qu’elle exprime. De là provient sa manière d’affronter chaque travail avec une modalité stylistique indépendante et sans répétition. C’est dans ce contexte que naît son éclectisme qu’elle appelle « polyédrisme ». A partir de 1988, elle s’intéresse à la ‘Pataphysique (la science, selon Alfred Jarry, des solutions imaginaires), sans doute parce qu’elle a toujours donné la priorité à l’imaginaire.
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L’octaèdre régulier
ou ses faces en miroir
Il est de coutume de considérer l’art comme un pont entre soi et le monde.
On retient que pour établir une véritable connexion avec son propre inconscient, il est nécessaire de s’exercer à extraire la matière qui fait dialoguer le soi profond avec le soi social ; de ceci, on déduit alors que le soi social est une superstructure : le masque de la personne [1].
Il vaut dès lors mieux, pour protéger le soi profond et véritable, que l’on brouille les pistes en portant le plus de masques possible. Mais il faut les revêtir, ces masques, jusqu’à ce qu’ils deviennent aussi vrais que la figure qu’ils cachent : l’identité d’état civil (dont il est possible de douter autant que des autres) qui n’est qu’une des facettes de l’octaèdre.
L’octaèdre peut reposer consécutivement sur une de ses faces en la cachant. De cette manière, chaque face semble être une base. Ce polyèdre se pose de la même façon sur ses huit faces et lorsqu’il repose sur l’une d’elles, il se montre magnifiquement décentré et bancal, presque en proie à une chute inévitable.
On peut également voir l’octaèdre régulier dans le dessin que Léonard de Vinci a réalisé pour De divina proportione de Luca Pacioli, suspendu dans l’espace à une cordelette par une de ses faces : la meilleure façon de l’observer entier. Mais puisqu’en le regardant de la sorte, une partie s’avère toujours cachée, ce sera seulement grâce à une lente et régulière rotation qu’il en résultera une observation complète.
Ici entre en jeu l’œil de la sculptrice et de la peintre. Dans un premier temps, le regard se pose sur la forme sculpturale insérée dans l’espace, dans un second temps le point de vue devient subjectif (offrant le regard de l’illusionniste).
Mais ce n’est pas seulement à travers le regard de la sculptrice ou de la peintre que l’octaèdre ou ses faces en miroir sont étudiés, en tant que pure métaphore, il est aussi confiné dans un espace littéraire.
On pourrait penser que le fait de multiplier le soi puisse provenir de l’absence d’un sens unifié de soi. Mais le soi n’est pas morcelé chez les différentes personnes. Il se juxtapose dans les facettes d’un octaèdre régulier duquel émerge le vrai visage du soi profond ainsi recomposé. Ce pourrait donc être la fameuse « cohésion du soi » qui est un des objectifs d’une thérapie psychologique. Il n’y a donc pas de faux ou de vrai soi, mais seulement la résultante d’une coordination des différents fragments. Il est donc inutile d’interpréter ce jeu théâtral de masques comme pathologique ou contenant des germes de folie.
Malgré cela, je taquinerai un peu la critique avec une anecdote :
En janvier 2000, j’ai tenu une exposition rétrospective au Cassonetto de Lovere en Italie, décharge et plate-forme écologique de Piazzale Bonomelli. Celle-ci apparaît dans mon curriculum vitae in extenso comme : Œuvres de 1971 à 1991 : vingt ans de mon travail jeté à la poubelle.
Que signifie ce geste ? Ironie, provocation, mépris de son propre travail, manque d’estime de soi ?
En ce moment précis, j’aurais envie d’évoquer la sculptrice Camille Claudel qui, sous l’emprise de la folie, a brisé un grand nombre de ses sculptures et détruit une partie de son œuvre. Mais détruire, annuler son propre travail témoigne-t-il d’un symptôme de dérèglement mental ? N’est-ce pas plutôt une forme d’affirmation de soi ? Certes, Camille souffrait d’un sentiment important de persécution. Être femme sculptrice dans la seconde moitié du XIXe siècle n’a certainement pas favorisé sa sérénité. C’est encore difficile aujourd’hui. Concilier une vie de mère et une vie d’artiste nécessite une forme de renoncement. En fait, à cette époque, en 2000, je ressentais un besoin simple, mais urgent d’espace.
L’octaèdre régulier et ses faces en miroir doit aussi être considéré double, comme s’il avait seize faces. Je laisse ici aux freudiens le soin de continuer, s’ils le souhaitent, le démantèlement de la personne (j’y apporte également une aide) : si « une double personnalité » a été considérée par Freud comme perturbante et destructrice, que penser d’une figure avec huit faces multipliées par deux ?
On comprendra plutôt la relation que ces miroirs entretiennent avec le monde qu’ils reflètent et aussi qu’ils sont le symbole d’une prise de conscience réalisée par l’auto-analyse !
Mais pourquoi choisir l’effacement des coulisses ? J’ai une grande admiration pour les personnes qui n’ont pas désiré la postérité. Pascal Pia est l’un d’eux, aux côtés d’Emmanuel Peillet et de Félix Fénéon, « le type de l’écrivain qui n’écrit pas » [2] comme dit Rémy de Gourmont. Ils ont tous soigné un certain silence sur leur personne. Les deux premiers étaient, entre autres, de grands faussaires qui ont joué avec la culture et l’art de leur temps.
Bref, pour en venir au fait, je dirais que le silence est un droit et que la discrétion du masque, dans ce monde social où tout est irréel et postiche, dans ce grand théâtre mondain où se déroule la vie, est plus qu’à son aise. Devons-nous forcément jouer la pièce ubumaine avec plusieurs acteurs ? À beaucoup, on risque moins de s’ennuyer. En outre, je suis plutôt fan du bluff, du bluff archéologique ou de l’archéologie du bluff.
Il n’est donc pas surprenant qu’on se retrouve souvent devant une seule des pièces du puzzle. Comme dans le cas présent relatif au Fouillemerde Major légué dans sa totalité à la Fondation Province de Liège pour l’Art et la Culture.
Il n’est pas étonnant non plus que j’aie choisi l’isolement en 1985 : je vis depuis dans les collines morainiques du lac d’Iseo au nord de l’Italie. J’y suis arrivée pour enquêter sur mes racines que je cherche toujours. C’est donc la recherche qui est en jeu, elle est au premier plan et dans tous les domaines, dans toutes les facettes du polyèdre.
La réponse que je donnai à un professeur de l’Académie des Beaux-Arts de Liège qui, en 1975, m’exhortait à maintenir une forme plus constante quand cela semblait fonctionner, a été significative : « mon style est de ne pas avoir de style ». Une prémonition ? La recherche a toujours été multiforme, comme si elle était réalisée par des personnes différentes. C’est enfin dans mon travail plus littéraire et d’éditrice que les différents champs d’intérêt apparaissent, qu’ils soient ou non sous l’égide de la Pataphysique, peu importe, sauf qu’elle m’a toujours laissé la liberté de ne pas m’enfermer dans la forme.
Tania Sofia Lorandi
[1] Le terme personne du latin persōna qui provient probablement de l’étrusque phersu (masque de l’acteur, personnage), et procède du grec πρóσωπον [prósôpon] est un concept qui, en philosophie, exprime la singularité de chaque individu. C’est avec une forte acception de « masque » qu’il est ici employé et on le trouvera toujours en italique.
[2] Rémy de Gourmont, Le IIe livre des masques, Paris, Mercure de France, 1898.