Guy Vandeloise, la vie, une drôle d’affaire
Propos recueillis par Marie-Ève Maréchal, décembre 2017
« Je suis né en 1937 à Bressoux en riant aux anges, ce qui inquiéta ma grand-mère qui appela un médecin : les problèmes commencèrent… »
Ainsi, la vie attrape Guy en le signant d’emblée par ce sourire étrange. Dupe de rien au berceau, peut-être. Ou l’enfant s’amusait-il déjà de n’être rien pour être tout, d’être tout pour n’être rien. Quatre-vingts ans plus tard, le sourire n’a pas changé. Les chemins défrichés, de traverses bien souvent, ont toujours été éclairés par et pour cette connivence entre l’un et l’autre. Savait-il déjà que vivre serait apprendre à réduire cette distance illusoire et trompeuse entre soi et le monde ? « Sourire aux anges », c’est le clin d’œil décoché à ce qu’on sent déjà, mais qu’il faudra pourtant trouver.
« Une vie, c’est mille récits », dit-il.
Guy Vandeloise est né d’un père libre penseur amoureux de la vie et d’une mère hollandaise catholique attachée à une morale « peu propice à la liberté ». Une enfance au sein d’une famille nombreuse et modeste, marquée par l’oiseau de la guerre en même temps que par l’ombre du péril économique familial. « Mon père victime d’une escroquerie, était failli de l’entreprise de Choco-Crème qu’il gérait. Il avait entrepris des études à Bruxelles, mais préférait les plaisirs de la vie à l’exigence des études. Après la faillite, il fut représentant en bières Piedboeuf, mais ma mère s’est – évidemment – insurgée ! De boulot en boulot, contre mauvaise fortune, bon cœur, il a subvenu à nos besoins. C’était un homme d’amour qui m’a appris les rudiments du dessin quand ma mère n’y voyait qu’inutilité. J’avais 16 ans quand il est mort. Il m’a transmis l’amour des plantes. Et elles m’ont sauvé la vie. »
La douleur de la perte de son jeune frère et l’expérience du deuil ont également éprouvé l’insouciance de l’enfant Guy. Comment peut-on se donner à soi-même sa propre légitimité à vivre aux sons des larmes d’une mère qui pleure l’absent ?
« Ma mère discernait le beau, naturellement, parmi les objets, les bibelots, les vases, elle voyait la beauté. »
Pour Guy, évoquer son enfance, c’est faire ressurgir de la mémoire la ferme d’amis de son père, à Olne où il passa de fréquents séjours. Dans cette ferme coulent encore les sources des madeleines de Guy. « Je mangeais divinement, de la vraie crème, des viandes extraordinaires, des pommes de terre de la ferme, simples. C’est fou comme j’en ai gardé le souvenir. Il y a peu, au hasard d’un restaurant en Grèce, j’ai retrouvé mes six ans dans un morceau de viande. » Ce que grave le goût en nous, c’est infiniment plus que la saveur de l’assiette, mais par ce goût, on accède au goût de notre propre vie.
Là-bas, il y avait aussi un petit jardinet, bien soigné, cultivé amoureusement par la grand-mère. Guy était bouleversé de la beauté des dahlias merveilleux, des reines-marguerites splendides…
(Au moment où Guy évoque ses souvenirs, nous sommes dans sa maison à Grivegnée, et par-delà la vitre, le jardin de fleurs de Guy se déroule en un tableau rêvé. Marguerites, dahlias, bien sûr, parmi un foisonnement d’équilibre de couleurs et de tailles, une poésie de formes en liberté, une harmonie de paysage dont la réalité tangible est presqu’incroyable à mes yeux.)
« Mon jardin, c’est moi », dit-il.
Tous les dimanches, de sept à quinze ans, Guy marchait de Bressoux vers le parc de la Boverie : il était louveteau, vraiment louveteau, puisqu’il était Loup Docile, avant d’enfin déchirer la camisole castratrice pour devenir… Marcassin Rétif !
« La nature, l’eau, la mousse, les pierres, … l’espace, sa géométrie, c’est fascinant ! Mon père avait un vieux livre de géométrie descriptive, ça m’a ouvert pour toujours à la science de l’espace.
(Guy parle et mon regard sur le jardin commence à voir les mille épaisseurs, les dégradés de hauteurs, les clairières dentelées, l’intensité des tapis, les hampes élancées, la délicatesse des pétales, j’y découvre la géométrie de l’espace…)
Guy a douze ans lorsque son père l’accompagne à l’Athénée Liège 1, rue des Clarisses : « Durant ce voyage, que je ferais des milliers de fois à vélo par la suite, j’ai senti instinctivement des sympathies et des appréhensions pour certaines maisons, et près de septante ans plus tard, c’est le même rapport qui m’y relie. »
Étudiant en latin-math, Guy fait une rencontre capitale : celle d’André Pauwels, professeur de français qui l’ouvre à la bonne littérature du XXe siècle : Martin du Gard, mais aussi Sartre, Camus, Beauvoir…
« Plus tard, en histoire de l’art, je n’apprendrai rien sur le XXe siècle. Tout s’arrêtait à Rembrandt. J’ai dû chercher tout seul pour connaître l’art de mon époque. »
Cette curiosité insatiable pour la littérature éveillée là, intacte aujourd’hui, sera une boussole essentielle dans le parcours de Guy.
Pauwels était amoureux des grandes peintures de la Renaissance, ce qui réjouissait Guy, mais le professeur ouvert à son temps en matière de littérature, l’était moins en matière d’art moderne. Guy, lui, du haut de ses seize ans, est interrogé, sidéré et plonge corps et âme dans la réflexion sur l’art, parcours qu’il effectue seul, porté par sa curiosité, son intuition, pour ses contemporains, pour leur état d’être, pour leur écriture du monde.
À la même l’époque, dès les années 1945, l’Association pour le Progrès intellectuel et artistique en Wallonie (APIAW) est en plein essor à Liège, sous l’impulsion de Fernand Graindorge, illustre collectionneur d’art. La Cité ardente devient un lieu privilégié d’expositions, de rencontres entre artistes venus de Belgique et d’au-delà, dans une société ignorant la télévision et le net. Guy Vandeloise vit en véritable immersion dans cette émulation qui ne le quittera jamais, qu’il porte en lui aujourd’hui, vibrante, et dont il est en quelque sorte héritier, acteur et précurseur…
« Très rapidement, j’ai écrit des articles sur la politique des Beaux-Arts à Liège, je m’informais donc, par moi-même, et je constatais l’existence d’une collectivité incroyable d’artistes que personne ne mettait en évidence. J’ai donc ouvert une galerie avec un copain, destinée à l’art liégeois contemporain. Mon souci était de faire mon œuvre et de défendre l’art à Liège ! »
Parallèlement, à seize ans, il entre au Centre d’Études libérales de Liège que son père lui fait connaître. Il y rencontre les ténors du parti libéral – Buisseret, Rey – qui voient en lui « une curieuse personnalité » et même « un futur ministre » … Guy en devient le bibliothécaire attitré, finançant ainsi ses études tout en se nourrissant à profusion d’ouvrages traitant de politique, d’histoire de l’art, de littérature. Attiré par les études romanes, il apprend le grec avec l’aide d’Étienne Evrard, homme hors du commun, mélomane, philosophe, spécialiste des langues anciennes, de musicologie, qui allait plus tard marquer la vie universitaire. Au-delà du grec, c’est la porte de la musique contemporaine, de Bartock à Pierre Froidbise, qu’il ouvre à Guy. Plus tard, Suzanne Clercs-Lejeune, professeur de musicologie et fondatrice du Festival de Liège, invitera Guy sur le chemin des musiques anciennes, grégoriennes, ambrosiennes, baroques, dont personne ne parlait.
« À cette époque, je vivais constamment dans les milieux culturels, j’allais voir tous les films, écouter tous les concerts dans tous les festivals ! J’ai vu la musique, les chefs d’orchestre qui créent l’univers, l’harmonie par la multiplicité ! L’art a un prolongement extraordinaire dans la musique : le son et l’essence du son…
Aujourd’hui, dans ma voiture, seul avec la musique, je vis des moments de bonheur et je vois le claveciniste ! »
Guy entame les études romanes, le temps de la poésie et de la conscientisation en lui de ce désir d’écriture-lecture du monde, le temps peut-être d’éloigner davantage encore « la camisole de l’obligation » pour bifurquer vers l’Histoire de l’Art à l’Université qu’il mènera à bien, grande distinction à la clé. Parallèlement, il suit les cours à l’Académie, prenant grande liberté (!) dans ce parcours, entre dessin, sculpture, peinture, faisant tantôt deux années en une seule tout en zigzaguant allègrement d’une section à l’autre… Parallèlement (il y a toujours des parallèles dans la vie de Guy), il arrondit ses fins de mois en réalisant une série de maquettes en plâtre pour le conservateur du Musée de la Vie wallonne.
Le jeune artiste, érudit désormais, sillonne donc la Wallonie rurale à la rencontre des vieilles… fermes de Wallonie qu’il modèle entre ses doigts!
« Louis Dupont, mon professeur de sculpture disait : à partir du moment où on va assez loin dans le langage de la sculpture, on est capable de comprendre le langage du monde. »
(Et le jardin est la sculpture, pensais-je).
En 1974, Guy Vandeloise devient professeur d’Histoire de l’art, d’Esthétique et de Sémiologie des Arts plastiques à l’Académie des Beaux-arts de Liège. Trente années de professorat constituent la carrière professionnelle de Guy. En parallèle, un travail personnel de création. Un itinéraire implacablement solitaire, intransigeant dans son cap vers la nappe la plus profonde et donc la plus charnelle, la plus spirituelle et donc la plus empirique, instantanée parce qu’infinie. « L’un, c’est l’autre ».
« Du plus loin que je me souvienne, en moi, toujours, cette pensée : vous ne m’aurez pas ! ». Dans l’atelier, les plantes vertes sourient aux anges.
« Peindre m’a toujours concerné, mais je n’ai jamais fait de « dessins d’enfant », c’était toujours des « travaux d’adultes » … Jeune, j’utilisais l’encre de Chine pour des œuvres que personne ne connaît. Je n’essayais pas de plaire. Ce que j’aimais, c’est l’espace et le silence, jouer sur les noirs, les blancs et les gris. Introduire le silence pour éliminer le temps. Le temps, c’est le mouvement et le mouvement c’est le bruit. »
« En fait tout est langage, tout est révélation, de soi-même au monde et du monde en soi-même, pour autant qu’il y ait communion. « Guy parle de sa découverte de l’alphabet plastique d’Auguste Herbin, des glaïeuls à gorge rouge dont le seul nom animait son imaginaire enfantin, du mot octobre révélé dans la robe d’une vache effaçant le temps dans l’unité de l’instant, de l’immense mer et des petits hommes de Friedrich, de l’interpénétration des lieux de Bazaine, de la musique de Monteverdi et du poète Robert Vivier :
Parfum d’une heure
On vous donne cette heure, a dit quelqu’un…
Mais non personne n’a parlé, personne
Et c’est l’heure elle-même, son parfum
Fait de sucs bruns et de fraîcheur d’automne,
Qui chuchota que cette heure était bonne.
Elle donne les choses simplement,
Pour une fois encore, pour cette heure… Mais non !
Les choses en tout temps demeurent,
Elles sont là mûrissant leurs ferments
Et rien ne sourd de ce charme dormant
Qui, tel un souvenir de fête vieille,
Ne revivra que si l’esprit s’éveille
À ce parfum qui le touchant du doigt
Vient l’appeler à sa propre merveille
Et c’est lui-même qui se donne à soi.
Robert Vivier, S’étonner d’être.
Poèmes, Paris, Flammarion, 1977